jeudi 22 mai 2014

La Selva, Terra Mistica























Nègre colporteur de révolte
tu connais tous les chemins du monde
depuis que tu fus vendu en Guinée
une lumière chavirée t'appelle
une pirogue livide
échouée dans la suie d'un ciel de faubourg.
...
Mais je sais aussi un silence
un silence de vingt-cinq mille cadavres de nègres
de vingt-cinq mille travers de Bois d'Ébène.
Sur les rails du Congo-Océan
mais je sais
des suaires de silence aux branches des cyprès
des pétales de noirs caillots aux ronces
de ce bois où fut lynché mon frère de Géorgie
et berger d'Abyssinie.
...
Afrique j'ai gardé ta mémoire Afrique
tu es en moi.
Comme l'écharde dans la blessure
comme un fétiche tutélaire au centre du village
fais de moi la pierre de ta fronde
de ma bouche les lèvres de ta plaie
de mes genoux les colonnes brisées de ton abaissement...
Pourtant
Je ne veux être que de votre race
ouvriers paysans de tous pays.
Ce qui nous sépare :
les climats l'étendue l'espace ; 
les mers
un peu de mousse de voiliers dans un baquet d'indigo
une lessive du nuage séchant sur l'horizon,
là des chaumes un impur marigot,
là des steppes tondues aux ciseaux du gel
des alpages,
la rêverie d'une prairie bercée de peupliers,
le collier d'une rivière à la gorge d'une colline,
le pouls des fabriques martelant la fièvre des étés,
d'autres villages.
Est-ce tout cela climat étendue espace
qui crée le clan la tribu la nation
la peau la race et les dieux
notre dissemblance inexorable ?
Et la mine
et l'usine
les moissons arrachées à notre faim
notre commune indignité
notre servage sous tous les cieux invariable ?

Mineur des Asturies mineur nègre de Johannesburg métallo
de Krupp dur paysan de Castille vigneron de Sicile paria
des Indes

(je franchis ton seuil - réprouvé
je prends ta main dans ma main - intouchable)

garde rouge de la Chine soviétique ouvrier allemand de la
prison de Moabit indio des Amériques
Nous rebâtirons
Copan
Palenque
et les Tiahuanacos socialistes
Ouvrier blanc de Detroit péon noir d'Alabama
peuple innombrable des galères capitalistes
le destin nous dresse épaule contre épaule
et reniant l'antique maléfice des tabous du sang
nous foulons les décombres de nos solitudes

Si le torrent est frontière
nous arracherons au ravin sa chevelure
intarissable
si la sierra est frontière
nous briserons la mâchoire des volcans
affirmant les cordillères
et la plaine sera l'esplanade d'aurore
où rassembler nos forces écartelées
par la ruse de nos maîtres
Comme la contradiction des traits
se résout en l'harmonie du visage
nous proclamons l'unité de la souffrance
et de la révolte
de tous les peuples sur la surface de la terre

et nous brassons le mortier des temps fraternels
dans la poussière des idoles
(...)
.
JACQUES  ROUMAIN